La scène d’avant la lumière

Pourquoi, avant que ne commence une représentation, plonge-t-on scène et salle dans le noir ? Nul ne se pose plus aujourd’hui cette question. Nous sommes trop coutumiers des codes.
La réponse n’est pas dramaturgique. Elle ne relève d’aucune sémiologie, d’aucun sémantisme.

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Pourquoi fait-on le noir ?
Pour raviver les vieilles impressions fœtales. Celles d’avant l’acquisition du langage. D’avant la constitution de la mémoire. Celles d’avant la naissance. Celles de la vie intra-utérine qui nous ont à jamais marqué.
Dans le théâtre, le noir est régressif.

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Lorsque la salle est soudainement plongée dans l’obscurité, le public s’immobilise et se tait.
Aussitôt.
C’est le mutisme de qui écoute.
Les mammifères vivipares retrouvent, dans le silence et l’obscurité advenus, les sensations d’un état ancien dans lequel l’ouïe constituait la seule perception du monde extérieur.

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Le noir qui précède le spectacle, opère un retour vers l’obscurité qui précède la naissance.
Qui précède l’éblouissement et la suffocation au contact de l’air atmosphérique. Qui précède la survenue violente de la lumière qui aveugle l’œil et la pénétration aérienne qui brûle la paroi pulmonaire.
Qui n’aura pas noté ces toux instinctuelles qui secouent les spectateurs ? Le corps vit l’imminence de ce qui va se produire. Il se souvient, frémit, s’angoisse d’une scène à venir qui a déjà eu lieu, une scène dans laquelle le surgissement de la première lumière – aveuglante – fut aussi une suffocation et une brûlure.
Il y a, dans la survenue brusque de l’obscurité, une temporalité paradoxale et angoissante. Le noir qui précède le spectacle, qui anticipe le voir, est au futur antérieur.

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Plonger la salle et la scène dans l’obscurité. Ainsi fait Richard Wagner en 1876 dans le Festspielhaus de Bayreuth.
Il éteint les rampes à gaz, fait disparaître l’orchestre.
Il veut que la scène soit le lieu où advient une Traumerscheinung, une apparition onirique — il aspire à un voir fasciné, comme dans les rêves.
L’espace occulté, obscur, qui sépare alors le spectateur du lieu de l’apparaître, il le nomme mystischer Abgrund, abîme mystique.
L’adjectif grec μυστικός (mystikos) signifie silencieux.

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Faire le noir, c’est ouvrir un abîme de silence, c’est rendre possible une écoute absolue.

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Ce que Richard Wagner put faire accepter au Festspielhaus parut intolérable à Covent Garden.
Les spectateurs se refusèrent à regarder Der Ring des Nibelungen depuis une salle obscure. Ils ne supportaient pas qu’on les contraignît à fixer toute leur attention sur la scène.

Le Festspielhaus de Bayreuth où, pour la première fois, les spectateurs sont plongés dans le noir.

Le Festspielhaus de Bayreuth où, pour la première fois, les spectateurs furent plongés dans le noir.